Le krâm (كرم) est un thème central dans la poésie arabe préislamique, et particulièrement dans les traditions littéraires du jahiliyyah (période préislamique). Cette notion de générosité, ou d’hospitalité, se manifeste non seulement dans les actions mais aussi dans les vers des poètes qui y voient une vertu suprême. Dans cet article, nous analyserons l’importance du concept de krâm dans la poésie arabe ancienne, en explorant les différentes facettes de cette valeur essentielle et en montrant comment elle a façonné les codes sociaux et moraux de l’époque.
1. Le concept de « krâm » dans le contexte préislamique
Dans les sociétés tribales de la péninsule arabique avant l’arrivée de l’islam, l’honneur et le prestige étaient les pierres angulaires de la vie sociale. La générosité, ou krâm, était perçue non seulement comme un acte de bonté, mais aussi comme un moyen d’affirmer sa position sociale et de préserver l’honneur de la tribu. Le geste de donner, qu’il soit lié à la nourriture, à l’hospitalité ou aux biens matériels, était un moyen de démontrer sa noblesse et son rang.
Les poètes préislamiques, tels qu’Imru’ al-Qays, al-Mu’allaqa, et Antara ibn Shaddad, étaient des figures emblématiques dans la célébration de cette vertu. Le don, en tant que geste de partage et de magnanimité, était mis en lumière dans leurs œuvres, soulignant l’importance du partage pour maintenir l’harmonie tribale et valoriser l’individu.
2. La générosité : un moyen d’affirmation sociale et de statut
Dans le monde préislamique, où les tribus étaient souvent en guerre, la générosité était perçue comme un moyen d’asseoir son prestige. Il ne s’agissait pas seulement de donner par pure bonté, mais aussi de prouver sa capacité à maîtriser les ressources et à les distribuer selon son bon vouloir. Les poètes de l’époque savaient que le krâm leur permettait de jouer un rôle important dans la reconnaissance sociale de leurs mécènes et de leurs tribus.
Les générosités exceptionnelles étaient souvent célébrées dans les poèmes comme des actes héroïques. Les généreux étaient comparés à des figures mythologiques, presque divinisées pour leurs actions. Ce concept de générosité participait donc à la construction d’un idéal du héros dans la poésie, un modèle à suivre pour les jeunes générations.
3. La relation entre l’hospitalité et le « krâm » dans la poésie arabe ancienne
Un autre aspect important du krâm dans la poésie arabe préislamique était l’hospitalité. L’hospitalité n’était pas seulement un acte de courtoisie, mais un devoir sacré, souvent lié à la survie des voyageurs. Dans le désert, l’hospitalité était la règle, non l’exception. Un poème célèbre d’Imru’ al-Qays évoque ce thème dans le contexte de l’accueil des hôtes, qui étaient souvent nourris et logés sans demander aucune contrepartie.
L’hospitalité, dans ce sens, reflétait une sorte de loi non écrite, où les attentes étaient élevées, et où la générosité envers l’étranger pouvait marquer un individu ou une tribu comme étant exceptionnel. Les poètes préislamiques, tels que Al-Khansa, par leurs vers, encourageaient l’accueil sans réserve, même dans les moments de guerre et de crise.
4. La générosité : un acte de bravoure et de noblesse
La poésie préislamique montre souvent que l’acte de donner allait de pair avec des démonstrations de courage. Les poètes et guerriers qui étaient généreux n’étaient pas seulement admirés pour leurs actions humanitaires, mais aussi pour leur bravoure sur le champ de bataille. Le krâm n’était pas simplement un acte pacifique mais une forme de noblesse guerrière.
Par exemple, dans la poésie de Antara ibn Shaddad, célèbre pour son courage et sa générosité, on voit clairement que le geste de donner pouvait être aussi significatif, voire plus puissant, que l’aptitude à combattre. La générosité était perçue comme un aspect indispensable du caractère héroïque, montrant ainsi que l’individu digne de respect était celui qui savait allier la puissance de la guerre à la sagesse de la générosité.
5. L’importance de la générosité dans les relations tribales
Les poètes préislamiques utilisaient le krâm pour renforcer les liens entre les tribus. Les guerres de vengeance ou les conflits tribaux étaient fréquents, et la générosité était un moyen de rétablir la paix. Offrir des cadeaux, donner de la nourriture ou offrir son aide à des moments de besoin étaient des moyens puissants pour apaiser les tensions et trouver des solutions pacifiques.
La générosité, dans ce contexte, n’était pas simplement une question d’éthique personnelle, mais un outil de stratégie sociale. Le geste généreux permettait de montrer aux autres tribus qu’un certain clan était puissant et disposé à offrir la paix. Cette pratique, bien qu’ancrée dans la culture préislamique, allait bien au-delà du simple acte de charité ; elle devenait un outil de politique tribale.
6. Le rôle des poètes dans la propagation du « krâm »
Les poètes étaient les historiens et les conservateurs des traditions dans l’Arabie préislamique. Leur rôle était primordial dans la transmission des valeurs sociales et culturelles de leur époque. Ils célébraient la générosité dans leurs poèmes et en faisaient l’éloge, créant ainsi un modèle de comportement à suivre. En l’élevant au rang de vertu suprême, les poètes contribuaient à l’établissement de la générosité comme l’une des valeurs les plus nobles au sein de la société arabe ancienne.
Les poèmes, souvent récités lors de rassemblements, servaient à immortaliser les actes de générosité. Les poètes eux-mêmes étaient parfois les bienfaiteurs des actions qu’ils dépeignaient dans leurs vers. Ce rôle de propagateur de la vertu du krâm soulignait la symbiose entre l’art poétique et les valeurs sociales de l’époque.
7. La générosité dans les « Mou’allaqat » et autres poèmes célèbres
Les poèmes dits « Mou’allaqat », ou « poèmes suspendus », sont parmi les plus célèbres de la poésie préislamique et mettent souvent en avant la générosité. Dans l’« Al-Mu’allaqa » d’Imru’ al-Qays, par exemple, la générosité est associée à l’honneur et à la dignité du guerrier, tout en renforçant l’image du chef respecté et magnanime.
L’un des aspects les plus intéressants de ces poèmes est la manière dont la générosité est parfois contrastée avec l’égoïsme ou la mesquinerie. Le poème d’Antara ibn Shaddad est une autre illustration où la générosité est vue comme la quintessence du courage et du leadership. Le don généreux ne se limite pas seulement à une récompense matérielle, mais est aussi un symbole de grandeur d’âme.
8. Conclusion : La générosité comme une valeur éternelle
Le krâm dans la poésie préislamique représente plus qu’un simple acte de générosité. Il incarne une valeur morale et sociale essentielle qui définissait l’individu, la tribu et la société tout entière. À travers les poèmes des grands poètes de cette époque, cette valeur a traversé les siècles, influençant non seulement les siècles suivants, mais aussi l’islam, qui a hérité de cette notion de générosité, la transformant en un des principes fondamentaux de la religion.
Ainsi, l’étude de la générosité dans la poésie préislamique nous révèle non seulement les aspects sociaux et culturels de l’époque, mais aussi la manière dont cette valeur a façonné la pensée arabe dans ses expressions littéraires et religieuses. La poésie ancienne, en ce sens, joue un rôle essentiel dans la préservation et la transmission des idéaux qui ont marqué l’histoire de la civilisation arabe.